Jean-Jean

Bourru, l’homme me toisait de toute sa hauteur : « Qu’est-ce qu’un bout de femme comme toi pourrait accomplir que mes mains de bûcheron ne sachent mieux faire ? »

Il est vrai que je ne payais pas de mine. Un mètre soixante-trois pour quarante-quatre kilos toute mouillée, j’avais l’air d’un oisillon tombé du nid poursuivi par un matou en mal de jouet. La nervosité fit trembler tout mon corps d’un rire abscond, achevant de me dépeindre sous les traits d’une malade aussi bien physiquement que mentalement. Mais je ne pouvais plus reculer. Je pressentais qu’un échec de plus aurait achevé de me terrasser.

« Votre scepticisme me va droit au cœur. Rassurez-vous, je ne prétends pas rivaliser avec vous sur les dures besognes qui occupent vos mains de géant. En revanche, j’aimerais prouver à mes amis attablés là-bas que je connais assez parfaitement les limites de mon corps pour ne pas avoir besoin de me faire enfermer dans un cocon de prévenance qui ne sied qu’à leurs propres peurs. Je vous convie donc à un puéril concours de force, en espérant les convaincre de me lâcher la bride. »

Cette fois, ce fut le corps du géant qui se mit à trembler sous un rire tonitruant… Et du même coup, notre étrange duo attira l’ensemble des regards du bar déjà bien peuplé.

« OK fillette, je n’ai jamais su refuser un combat gagné d’avance ! Qu’est-ce que tu as en tête ? Bras de fer (Ha! Ha!) ? Lancer de poids (Ho ! Ho!) ? Haltérophilie (Hi! Hi!) ?  »

Le pauvre n’en pouvait plus de rire. Comme tous, il ne voyait en moi que la frêle créature à porté de ses yeux.

« – Il me semblerait plus juste de gommer notre différence de gabarit par des épreuves reposant sur le poids du corps : pompes claquées, cuillère, et équilibre à genou sur un ballon. Qu’en pensez-vous ? Bien sûr, je vous propose de disputer ces épreuves à l’abri des regards du tout venant si vous souhaitez préserver votre image de Goliath.
– Ha ! Ha ! Je n’avais pas autant ri depuis bien longtemps. Toi t’es une marrante ! Pourquoi priver ces pauvres arsouilles  du divertissement que tu m’offres ? Ça mettra un peu de gaieté dans leur ordinaire. Rendez-vous demain, même heure, même endroit, je fourni les ballons. Foi de Jean-Jean, ça va pas se bousculer à parier sur toi ! »

Là-dessus, il se tourna vers l’assemblée et usa de sa voix de stentor.

« Hey les gars ! En v’la une qui se sent de défier le grand Jean-Jean ! Faites vos paris et revenez demain à la même heure si vous voulez rire autant que moi ! »

Tout le monde fut secoué du même rire, à part mes amis qui baissèrent la tête au fond de la salle. Le cours des évènements m’avait échappé à une vitesse assez folle, mais je me réjouissait intérieurement de la tournure que prenait cette histoire. J’espérais convaincre mon entourage de me laisser gérer mes capacités physiques, et voilà que j’allais empocher une somme rondelette en pariant sur moi. Au milieu de ma reconversion, et n’ayant toujours pas trouvé de voie où embarquer toutes mes contraintes, cela tombait rudement bien ! Mes heures de kiné allaient me rapporter bien plus qu’une meilleure santé. Sûre de moi, je rejoignais mes amis sans pouvoir empêcher un sourire extatique de flotter sur mon visage.

« – Mais t’es complètement folle !
– Tu vas te faire manger toute crue !
– Tu sais à qui tu t’es adressée au moins ? Ce gars-là en bouffe dix comme toi au petit déjeuner ! Son taf, c’est de soulever du chêne à longueur de journée …
– Faut que t’arrêtes de vouloir prouver ta valeur au monde entier et que tu commences à accepter ta fragilité, ça devient ridicule. Je dis ça pour toi, hein, tu sais qu’on t’aime comme tu es. »

La rage se mit à bouillonner dans mes veines et je figeais mon sourire sur mon visage pour n’en rien montrer. Incapable de desserrer les lèvres sans déverser le flot d’insultes qui me traversait, je portais ma tasse de thé à mes lèvres pour l’endiguer. Ma boisson finie, je leur souhaitais bonne soirée avant de m’éclipser, certaine qu’ils mettraient mon départ sur le dos de ma fatigue chronique sans plus se poser de questions. J’avais résolu de ne dire que la vérité, mais pas toute la vérité. Je leur laissais donc le soin de s’arranger avec leur conscience.

Le lendemain, même heure, même endroit, ils étaient tous là pour m’assurer de leur soutien après mon inévitable défaite. Seule Mathilde me glissa discrètement qu’elle avait parié sur moi et que j’avais sa confiance. Je ne suis pas certaine d’avoir réussi à manifester dans mes remerciements toute la valeur que ses propos avaient pour moi.

J’étais impressionnée par l’ampleur de l’évènement. On aurait dit que toute la ville s’était donné rendez-vous dans ce rade miteux, et pourtant un bel espace avait été dégagé pour notre petit défi. Je n’aurais jamais imaginé qu’une telle foule se serait massée dans un si petit endroit, surtout pour assister à une simple séance de kiné légèrement plus compétitive.

Jean-Jean était déjà dans l’arène. Je m’avançais donc pour le rejoindre. Dès qu’il m’aperçut, il se mit à brailler : « Faites place à la demoiselle ! Faites place ! Je veux pas attendre plus que nécessaire ! »

La foule se fendit devant moi et j’eus une pensée pour Moïse avant de revenir sur Terre : Jean-Jean était loin d’être Dieu et presque aussi loin de remporter la victoire.

À peine avais-je posé un pied dans le stade du bar qu’il annonçait la première épreuve : « Pompes claquées, il nous faut un compteur pour moi et un pour la p’tite. Et pas un tricheur les gars ! » Les bookmakers du jour prirent place, chacun secondé par un parieur pour plus de sûreté. Visiblement, tout le monde prenait la chose très au sérieux. Et le décompte commença :
1. J’espère qu’il ne fréquente pas trop les salles de muscu
2. En même temps, vu le temps qu’il semble passer au bar, ça devrait le faire.
3. Ça co…

BOUM !

Hé bien, c’était plus rapide que prévu ! Force sans coordination n’est que ruine de la pompe claquée comme dirait l’autre ! Jean-Jean s’était mangé le tapis, et moi j’avais remporté la première épreuve. Un silence gêné parcouru l’assemblée. Personne ne s’attendait à un si piètre spectacle. Mais Jean-Jean fut beau joueur :

« – Vainqueur du premier round : … [il se tourna vers moi en baissant d’un ton] C’est comment ton nom au fait ?
– Disons Schtroumpfette.
– Schtroumpfette ! »

Il se tourna de nouveau vers moi. « Schtroumpfette ? T’es sûre ? » Je fis oui de la tête, bien décidée à préserver mon anonymat. Les gens purent respirer de nouveau, le colosse ne semblait pas vexé. Un applaudissement partit du fond de la salle et se propagea timidement dans la foule qui commençait à craindre de perdre le pari. J’étais satisfaite, le doute semblait s’être insinué dans leurs têtes.

Jean-Jean pris de nouveau la parole pour annoncer la seconde épreuve. « La cuillère. Çui qui tient le plus longtemps remporte l’épreuve ! » Je n’aimais pas beaucoup son sourire en coin, mais j’avais confiance en mes abdos. Simultanément, nous nous mîmes en position : les fesses au sol, jambes et buste relevés. Visiblement, quelqu’un avait pris soin de lancer un chrono et s’exclama « Trente secondes ! » Ça tirait un peu mais j’étais plutôt bien. « Une minute trente ! » Je ne m’attendais pas à ce que ce soit aussi facile que la première épreuve, mais je me sentais encore d’attaque. « Une minute trente ! » J’aurais dû sentir le truc venir lorsqu’il s’était proposé de ramener les ballons. Qui a ça chez lui ? « Deux minutes ! » Faire le vide dans ma tête faire le vide dans ma tête faire le vide dans ma … Aïe ! Ma tête ! J’avais heurté le tapis sans le voir venir. J’étais plus surprise que douloureuse, mais surtout frustrée d’avoir raté l’épreuve. Jean-Jean se redressa à son tour, frais comme un gardon et le sourire aux lèvres. Il annonça « Vainqueur du second round : Moi ! » Il ajouta à mon intention « Comme quoi ça sert de dormir dans des endroits improbables » en appuyant son propos d’un clin d’œil. Cette fois, la foule explosa en vivas. Il n’y avait visiblement plus de doute sur la direction que prenait son cœur, ou son portefeuille, je ne saurais le dire.

Nous approchions du dénouement. Jean-Jean me proposa de reprendre notre souffle autour d’un verre et j’acceptais avec joie. Il demanda une pinte de Barbar et je me contentais d’un jus de pamplemousse. Confortablement installés sur nos ballons, nous priment le temps de nous désaltérer, tout en savourant la sensation d’un suspens suspendu à notre bon vouloir. Une forme de complicité se noua entre nous dans le silence. Il me lança un clin d’œil avant de se lever brutalement en s’écriant « C’est parti pour la troisième et dernière manche. On arrête un peu de causer et on nous laisse nous concentrer. Cette fois, c’est à celui qui tient le plus longtemps à genoux sur un ballon de fitness. »

Chacun son ballon, pas besoin de chrono mais je savais que nos temps seraient mesurés pour la postérité. Nous posâmes un genou, puis l’autre, dans un timing parfaitement synchro. Avant même d’avoir atteint les trente secondes, le ballon rose roula vers le public, abandonnant sur place son chargement. Le quintal de muscle partit de son rire tonitruant « Ha !Ha !Ha ! Sur ce coup-là tu m’as bien eu Schtroumpfette ! La force est loin d’être suffisante à ce petit jeu ! Bravo. » Il se tourna vers l’assemblée et réussit à couvrir les applaudissements sans difficultés. « Vainqueur du troisième round et du défi : Schtroumpfette ! »

J’étais ravie. J’avais atteint mon objectif et Jean-Jean le prenait franchement bien? Nous nous serrâmes la main en promettant de nous revoir et j’allais empocher mes gains avant de me diriger vers mes amis. Mathilde me sauta dessus :

« – T’as assuré, t’es trop forte en vrai !
-Merci ! Je te serre pas dans mes bras, je pue un peu, mais le cœur y est ! »

J’affichais un sourire radieux en rejoignant les autres. Jusqu’à ce que Tom me balance « Mais en fait t’as plus la forme que nous ! Tu fais juste du chiqué ? » Il avait dit ça sur le ton de la blague mais toutes les années passées à souffrir, fermer ma gueule, tomber, me justifier, ralentir, faire semblant, camoufler, … tout cela me semblait contenu dans cette phrase. Je pris mon verre dans une main, Mathilde sous l’autre bras, et je l’entrainais à la rencontre de mon nouvel ami.

 
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