Yako

Sur la plus haute branche du plus haut des arbres de la plus haute des forêts, se tenait Yako. Depuis son poste, il observait le monde. Ho, pas avec des yeux d’Homme, avec les yeux du cœur. Ces yeux que nous possédons tous et que l’on nous apprend à fermer dès notre plus jeune âge. Certes, il est difficile de regarder nos blessures, elles semblent si importantes que l’on se voit déjà mort.

Mais Yako était parvenu à retrouver ses capacités enfantines. À force de regarder, il avait compris beaucoup. D’abord, au creux de lui-même. Tout doucement, soulever le voile sur son cœur faisant office de paupière. Il avait vu sa douleur, l’avait apprivoisée, et enfin apaisée. Et derrière elle, il avait découvert un monde de joies simples, de bonheur, et tellement d’amour.

Yako avait toujours aimé les gens, à l’exception de lui-même. Et puis, il avait appris à se connaître plus intimement. Lorsqu’il avait découvert l’immensité de sa peine, il fut empreint de compassion. Non pas celle qui emplie le regard de pitié et ne fait qu’ajouter au mépris de soi de celui qui le reçoit. Une véritable compassion, celle de la compréhension pleine de l’autre : l’autre part de soi, celle qui se cache dans l’ombre et surgit parfois, tel un diable de sa boîte, nous poussant vers la honte et le dégoût de soi ; ou cet autre extérieur à nous, toujours prêt à nous tendre le miroir de ses yeux.

Armé de sens plus affutés, il se mit à comprendre les autres avec bien plus de profondeur. Son amour pour le monde n’en était que plus grand et plus vrai. Il apprit à s’aimer et à se respecter comme il le faisait pour ses congénères. Et plus il comprenait intimement, plus il aimait, plus il voyait profond dans les cœurs. Il retrouvait son instinct animal, ou quoi que ce fût, et devenait ainsi plus lisible. Les animaux venaient vers lui lorsqu’il était joyeux, léchaient ses larmes lorsqu’il était triste et s’enfuyaient lorsqu’il était pris de colère.

Yako aima cette sensation de connexion au grand tout. Il cherchait à s’y plonger toujours plus profondément. Il se sentait encore empêtré dans le monde des humains, fait de conventions bridantes et de carcans relationnels. C’est pourquoi, après s’être fait violence une fois de trop pour répondre à ce qu’il pensait que l’extérieur attendait de lui, il s’enfuit au fond des bois retrouver l’animal en lui qui peinait à s’éveiller pleinement.

Il se mit à vivre uniquement selon son instinct. Et lorsque se nourrir, se protéger pour pouvoir dormir et résister aux aléas climatiques devinrent naturels pour lui, il sut qu’il avait atteint son objectif. C’est alors qu’il monta sur la plus haute branche du plus haut des arbres de la plus haute des forêts où il avait trouvé refuge.

Apercevant au loin de la fumée, lui vint un torrent d’émotions venues du dernier barrage à faire céder : la forêt que l’on brûle lui tordit le ventre de douleur, les hommes qui y travaillent pour survivre lui inspirèrent une grande pitié, le menant à ceux, guidés par le pouvoir, qui organisaient ce massacre. La colère, sourde et volcanique, vint également se mêler au tourbillon. Et puis son esprit partit vers ces autres Hommes qui se chaufferaient et partageraient un bon repas issu de ces terres sacrifiées, mêlant joie, plaisir et amour à leurs chaleureuses agapes. Les images étaient furtives, chacune l’emmenant vers une autre. Il n’eut même pas conscience de la plupart.

En quelques instants, les yeux du cœur lui montrèrent l’humanité dans tout ce qu’elle a de plus détestable, touchant et formidable. Oui, il appartenait bien à cette étrange espèce capable d’inventer un langage incroyablement riche et de s’en servir pour se couper de lui-même.  Cette espèce si fragile qui avait réussi à répondre aux contraintes de son milieu par l’intelligence, mais qui avait fini par s’en couper également.

Mais Yako avait réussi à se reconnecter à lui-même et à son milieu. Il était maintenant prêt à retourner là où était se place, parmi les siens. Se faisant la promesse de ne plus jamais se trahir, il repartit vers le monde des hommes, un sourire béat fixé sur son visage sans âge.

 
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