Narcisse

Suggestion de mise en scène : les trois comédiens se tiennent dos à dos, main dans la main. La scène est plongée dans le noir à l’exception d’un spot sur le milieu de la scène. Les comédiens tournent de façon à ce que celui qui parle soit dans la lumière. En fond musical, une petite ritournelle type boîte à musique légèrement angoissante.

On peut également retirer Jacques de la scène et les deux comédiens se tiennent à bonne distance l’un de l’autre, éclairés à tour de rôle.

 

Georges : Je ne comprends pas.

Jacques : Je n’aurais jamais cru qu’elle puisse lui faire une telle chose.

Emie : Que de larmes ont coulées lorsque tu avais le dos tourné.

Georges : Chaque jour elle me disait des choses tendres.

Jacques : Chaque jour il la couvait de ses yeux enflammés.

Emie : Tant de silences toujours plus difficiles à briser.

Georges : Elle n’a jamais rien dit.

Jacques : Elle semblait si heureuse sous son aile.

Emie : Chaque jour un peu plus étiolée.

Georges : Je n’ai jamais demandé la lune.

Jacques : Il mettait des étoiles dans ses yeux.

Emie : Tant de temps pour voir que la nuit s’installait.

Georges : Elle était mon soleil.

Jacques : Il était le plus brillant des deux.

Emie : J’ai perdu ma substance.

Georges : Je ne comprends pas.

Jacques : Je n’aurais jamais cru qu’elle lui fasse une telle chose.

Emie : Ce n’est pas ce que je voulais.

Georges : Elle en voulait toujours plus.

Jacques : Restaus, cinés, fleurs et voyages, il l’a beaucoup gâtée.

Emie : Amour en toc et bijoux dorés …

Georges : Pour elle, j’aurais décroché la lune.

Jacques : Il lui arrivait même de préparer le souper !

Emie : Très vite, je me suis sentie piégée dans un devoir qui me révulsait.

Georges : Je ne l’ai jamais forcée à rien.

Jacques : C’est un grand sensible, il ne ferait pas de mal à une mouche.

Emie : Je me souviendrais toujours de ma première fois. Et ce fut tout sauf la magie que l’on m’avait décrite.

Georges : Je me souviendrais toujours de notre première fois. Bien qu’elle n’ait rien eu de remarquable.

Jacques : Je ne l’avais jamais vu attendre si longtemps, elle a vraiment eu de la chance qu’il se montre si patient.

Emie : Cela faisait des mois qu’il avait tenté sa chance une première fois. Et puis de plus en plus souvent. Et puis de plus en plus insistant.

Georges Enfin ! Mon amour était récompensé. Il était tout de même temps.

Jacques : Il était si prévenant. J’ai eu beau lui demander les détails, il n’a jamais cédé.

Emie : Alors voilà, j’ai fini par céder. Était-ce à cela que l’amour devait ressembler ? Finir par céder ?

Georges : Inutile de dire que j’ai assuré. Il affiche un petit sourire satisfait. Pourtant, elle n’avait pas fait beaucoup d’efforts.

Jacques : Bon prince, il a mis ses faiblesse sur le dos de sa jeunesse. Il l’a toute excusée.

Emie : J’étais comme paralysée. Je crois avoir trouvé un coin de mon esprit pour me réfugier.

Georges : Avec du temps et beaucoup de patience, elle s’est améliorée. Sans fausse modestie, j’y ai beaucoup contribué.

Jacques : Il s’est même donné pour mission de l’éduquer sur ce point. De lui transmettre son expérience. Un prince vous dis-je !

Emie : Ça ne m’avait pas transcendée la première fois, et ça ne s’est pas amélioré avec le temps.

Georges : Elle est même devenue bonne à ce jeu.

Jacques : Il a fini par lui trouver du talent.

Emie : La douleur m’assaillait à chaque fois. Et plus je me forçais, plus elle prenait de la place.

Georges : Sans me vanter, j’ai toujours assuré comme un Dieu. Je n’ai jamais compris pourquoi elle n’en profitais pas au lieu de geindre sa douleur.

Jacques : C’est normal, pour une femme, que ça fasse un peu mal. Elle se cherchait toujours des excuses.

Emie : Difficile de dire non lorsque l’amour apparaît suspendu à un OUI.

Georges :  Personne n’aurait pu l’aimer comme moi.

Jacques : Il était fou d’elle.

Emie : J’avais réussi à partir mais il m’avait convaincue qu’il avait compris le problème et qu’il allait changer.

Georges : Je ne comprends pas.

Jacques Comment a-t-elle pu lui faire cela ?

Emie : Au début, je n’ai vu que de la tendresse et des mots doux. Mais plus notre histoire avançait, et plus ses paroles se faisaient de fiel. Légers mais multiples coups de poignard, presque invisibles de l’extérieur.  Assénés, bien sûr, à l’écart des regards la plupart du temps.

Georges : J’ai toujours pris garde de ne pas l’humilier en public, même lorsqu’elle était vraiment agaçante.

Jacques : Parfois, elle pétait un plomb pour une toute petite vanne qu’il lui avait adressée.

Emie : Et en même temps, il savait montrer le visage de l’amour. Chaque petite reconnaissance m’avait transformée un peu plus en bon chien-chien bien dressé, attendant sa récompense et évitant les remontrances.

Georges : S’il y a bien une chose dont elle ne manquait pas, c’est l’amour. Personne n’aurait su l’aimer autant que moi. Je pensais qu’elle l’avait compris.

Jacques : Je pense n’avoir jamais vu quelqu’un aimer autant que lui. Elle était sa muse et son oxygène.

Emie : J’ai fini par croire que personne d’autre ne pourrait m’aimer, jamais, car je ne le méritais pas. C’est peut-être à ce moment, mais lequel ?, que j’ai perdu ce qui me restait d’amour pour moi.

Georges : Elle était si parfaite ! Elle avait fini par me comprendre parfaitement et répondre à mes attentes avant même que je les formule.

Jacques : Parfois, elle n’était pas franchement à la hauteur. Mais il savait le lui signifier tout en douceur et en délicatesse.

Emie : Tout cela s’est fait lentement, sans que je le vois venir. Mais j’ai eu beaucoup de chances, j’étais très bien entourée. Et lorsqu’on s’est mis à me signaler de toutes parts que j’avais perdu mon rire et que mon cœur semblait se fermer à double tour, je n’étais pas encore tout à fait éteinte.

Georges : Bien sûr, elle m’avait déjà balancé que je la rendait malheureuse. Mais on dit beaucoup de choses sous le coup de la colère.

Jacques : Elle était trop sensible et prenait tout très à cœur.

Emie : Et je me mis à m’entendre dire l’inverse de ce que je pensais, à médire sur ceux qui étaient restés libres. Oh, j’arrivais bien à me justifier en accordant plus de valeur à certaines cultures qu’à d’autres. Mais une part de moi regrettait l’époque où Garou et Metallica se côtoyaient sans le moindre complexe dans ma discothèque.

Georges : Je lui avais ouvert les yeux. Elle avait fini par admettre qu’il y a deux catégories dans la musique : le rock et la merde. Cette dernière étant toujours appréciée par gens qui ne valent pas la peine d’être connus.

Jacques : En plus, il était bourré de talents. Il excellait aussi bien dans la musique que dans la peinture. Peut-être ne supportait-elle plus qu’il brille tant ?

Emie : Alors j’ai attendu d’avoir accumulé suffisamment de souffrances et de rancœurs pour être certaine de me tenir à ma décision, jusqu’au bout. Et je suis partie, un soir qu’il rentrait plus tôt pour me proposer une balade, ce qu’il refusait depuis que nous avions emménagés ensemble.

Georges : Je n’ai pas compris.

Jacques : Elle m’a appelé un soir, en larmes, pour me dire que mon ami avait besoin de moi. Mais pourquoi s’est-elle privée d’un si grand amour, et au bout de tant d’années ?

Emie : Dix ans pour admettre que j’avais traversé l’enfer. Dix ans pour parler de ce passé que j’avais longtemps évité de regarder. Dix ans pour reconquérir ma liberté, pied à pied. Mais aujourd’hui j’y suis arrivée, au moins en partie. Je ne sais pas ce que tu deviens et je m’en fous. Si j’ai longtemps relégué ton image à celle d’un simple ex comme les autres, aujourd’hui je tremble et suis prise de nausées chaque fois que je pense te reconnaître dans la rue. Et j’en suis heureuse. Je me suis recollée. Et si cela implique parfois des torrents de larmes, mes joies n’en sont elles aussi que plus intenses.

Aujourd’hui, je vis de nouveau.

 
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